MARTEL SEUL CONTRE TOUS !

Par Philippe Drouin

SUR LA PRÉTENDUE SOURCE SOUS-MARINE DE PORT MIOU (BOUCHES-DU-RHÔNE)

Compte rendu à l’Académie des sciences du 21 décembre 1908, par Mr Édouard-Alfred Martel (CHABERT et DE COURVAL n°593).

En 1725, le comte de Marsigli signalait (Histoire physique de la Mer, Amsterdam, in-folio, p.13) l’existence dans la calanque de Port-Miou, près de Cassis (Bouches-du-Rhône), d’une puissante source sous-marine, débouché d’un fleuve souterrain venant de très loin. Depuis plus de 200 ans, cette indication est reproduite et amplifiée par les plus savants auteurs. On allait jusqu’à dire que la force d’émission de l’eau repoussait les sondes, les corps flottants, les barques et même les navires. Et depuis longtemps on songeait à capter cette source sous-marine.
Chargé par la direction de l’Hydraulique du Ministère de l’Agriculture d’étudier les chances de réalisation de ce projet, j’ai fait un premier examen sur place le 9 septembre 1906, avec MM. Tavernier et Cottalorda, ingénieurs en chef, A. Janet et le Dr Girard. Sur l’emplacement de sortie des eaux, désigné avec précision par les pêcheurs de Cassis, nous avons eu la surprise de ne trouver aucun des phénomènes prétendus, malgré une longue recherche en bateau à vapeur, en canot et à la nage ! A peine de très faibles différences de salure ou de température (entre 20 et 22° selon l’exposition) révélaient-elles la venue insensible de quelques filets d’eau douce terrestre !

Cet examen ayant été effectué après un été très sec, il fut décidé de le renouveler l’année suivante après les pluies. A la suite des abondantes précipitations atmosphériques d’octobre 1907, l’occasion fut particulièrement propice pour une seconde visite, le 30 octobre 1907, avec MM. Couppey de la Forest, David Martin et Brenier. Le résultat de l’investigation en canot fut le même que la première fois, très faible pour le dessalement et la différence de température, complètement négatif quant au refoulement de la barque, du thermomètre et d’une simple ficelle.
Cette fois nous visitâmes deux puits naturels (ragagés) existant dans la falaise ouest de la calanque, à une vingtaine de mètres de distance et au-dessus de la mer ; ils sont écartés l’un de l’autre de 10 mètres et respectivement profonds de 20m50 (plus 8 mètres d’eau) et 22 mètres (plus 6m50 d’eau). A l’intérieur il se trouve que les deux gouffres communiquent ensemble par deux galeries tortueuses et que l’eau de mer y arrive directement par une troisième. Le plan des cavités a été dressé par mon collaborateur M. Le Couppey de la Forest.

Au lieu de tomber là, selon les anciennes prévisions, sur le cours d’une rivière souterraine d’eau douce, nous trouvâmes simplement deux bassins d’eau saumâtre, véritables puits à mareyage ; il y avait de la houle le jour de notre descente et nous avons vu matériellement le niveau des bassins s’élever rythmiquement de plus de 0m50 au contre-coup de chaque vague extérieure ; l’échantillon d’eau prélevé a révélé à l’analyse faite par les bons soins de M. E. Bonjean, chef du laboratoire du Conseil supérieur d’Hygiène, une teneur en eau de mer égale à 1/10. La température de celle-ci était de 17°,5 C. et celle des bassins de 16°.
Ainsi il y a plutôt renversement absolu dans l’opinion jusqu’ici professée sur la source de Port Miou. Au lieu d’une puissante émergence d’eau douce, il y a pénétration d’eau de mer dans les petites cavernes inférieures des deux abîmes .
L’eau douce de ces ragagés ne doit guère provenir que des infiltrations locales des calcaires crétacés environnants (massif de la Gardiole 292 mètres), d’ailleurs très modérément fissurés.

Il n’y a donc pas lieu de songer à un captage.

La contradiction inattendue entre nos observations matérielles formelles et l’unanimité des témoignages, ou récits antérieurs, poserait la question de savoir si la disparition de la source de Port Miou n’est pas un phénomène récent et, une preuve historique de plus, de l’assèchement rapide actuel des sous-sols calcaires ; mais les données précédant les nôtres avaient été en réalité trop mal précisées pour permettre de répondre affirmativement.
Du moins est-il rationnel de supposer, d’après ce qu’on sait maintenant avec certitude sur la formation des cavités du calcaire, et d’après ce qu’on croit démontré sur les oscillations du niveau de la Méditerranée (mouvements eustatiques, régressions et transgressions) au cours des temps géologiques, que les ragagés de Port Miou évoquent l’évolution suivante :
A une époque de régression marine, un ruissellement torrentiels de la Gardiole s’infiltra dans des fissures de la ravine où sont précisément situés les ragagés ; ceux-ci se creusèrent par érosion mécanique tourbillonnante et par corrosion chimique (selon la loi de formation de la plupart des puits naturels) ; une rivière souterraine se forma et sortit dans le cañon alors émergé de la calanque ; celle-ci étant redevenue fjord à la suite d’une transgression, les cavités de la rivière souterraine et son émergence devinrent sous-marines ; puis les précipitations atmosphériques ayant diminué de plus en plus, les infiltrations ne furent plus assez puissantes pour faire équilibre à la pénétration de l’eau marine et les bassins actuellement sous-marins des deux ragagés ne sont plus que les témoins supérieurs de l’ancienne conduite submergée.
Ainsi les deux ragagés ont dû être à l’origine les canaux d’une résurgence d’abord terrestre, puis sous-marine pendant quelque temps, et enfin tarie de nos jours. C’est-à-dire que la soi-disant source de Port-Miou n’a dû fonctionner à l’état sous-marin qu’au début de la transgression qui a ramené le niveau présent et que, maintenant, elle n’existe plus.
Le prochain stade sera l’agrandissement et la démolition des cavernes des ragagés par les tempêtes méditerranéennes.

Note de Ph. Drouin : La typographie originale de l’article a été conservée (italiques, etc.) bien que la version que nous reproduisons ici ne soit pas celle publiée dans les Comptes rendus à l’Académie des sciences, mais une version figurant dans une brochure non répertoriée par Claude Chabert et Michel de Courval intitulée Extraits des comptes rendus des séances de l’Académie des sciences (1908), de 24 pages (p.9 à 11). En effet, Martel a rassemblé plusieurs années de suite ses travaux les plus scientifiques dans des brochures de ce type, non signalées dans la bibliographie compilée par Claude Chabert et Michel De Courval.

Quoiqu’il en soit, le grand spéléologue, on le voit, s’était un peu avancé quant à ses conclusions. Reprenons quelques éléments de son compte rendu, avec un œil sociologique ou épistémologique, c’est comme on veut.
Remarquons d’abord qu’il conteste a priori l’existence même de l’exsurgence grâce à quelques traits de vocabulaires : indication (…) amplifiée, dit-il, venue insensible de quelques filets d’eau, complètement négatif quant au refoulement de la barque, contradiction inattendue entre ses observations et l’unanimité des témoignages ou récits, etc. Les adjectifs en particulier minimisent l’opinion antérieure et renforcent son propre point de vue, comme également l’opposition entre les observations matérielles formelles du savant et les récits des autres.
Remarquons également l’usage des artifices de ponctuation ou de typographie, avec plusieurs points d’exclamation qui renforcent l’idée que toutes les observations antérieures à sa venue étaient erronées, ou l’usage de l’italique comme dans source ou elle n’existe plus.

L’opposition des statuts des protagonistes a également son importance, Martel s’entoure de collaborateurs, mais qui sont parfois des personnalités importantes (Docteur Girard, chef du laboratoire), contre une opinion professée par les plus savants auteurs, mais qui tous avaient tort, faute d’observation scientifique suffisante. C’est donc Martel le seul qui ait raison contre tous. Et puis Martel a vérifié ses assertions, il est venu deux fois sur place et a constaté les mêmes choses. Sa conclusion est péremptoire, la source n’existe pas et tous les autres n’ont dit que balivernes et énormités, faute d’observations de terrain. Lui seul (et ses collaborateurs !) a exploré les puits et a pu étayer ses conclusions (convictions ?).
Ce n’est pas la première fois que le grand homme se trompe et assène des contre-vérités, mais c’est un bel exemple de flagrant délit…

Cependant, en 1933 , Martel nuance son propos, toujours sur Port-Miou : « En 1906 et 1907, je croyais avoir débrouillé négativement le problème qu’elle pose. Des observations de 1925 ont rouvert la question. Ici encore, il reste une curieuse étude à terminer, une grosse et obscure énigme à résoudre.- Elle mérite d’être exposée. »
Et Martel reprend l’historique des observations, puis résume ses propres travaux de 1906 et 1907. Enfin, il rend compte d’études plus récentes, en particulier ceux du géologue Eugène Fournier qui lui faisait observer, en 1908, qu’il existait bien une source sous-marine à Cassis, mais pas dans la calanque de Port Miou . Mais ce qui va le contraindre à réviser son opinion, c’est une crue de 1925 : « En troisième lieu, à Pâques 1925, le distingué alpiniste Maurice Paillon, observateur des plus attentifs, a vu, du rivage même, le bouillonnement très fort de la résurgence sous-marine de Port-Miou, au point indiqué par les pêcheurs. Et cela pendant huit jours, et dans des conditions qui ne laissent aucun doute sur la réalité de la constatation. Il a remarqué, en outre, que l’eau des ragagés était bien plus haute que nous ne l’avions vue en 1906-7, à 6, 8 m. de profondeur seulement (au lieu de 20 m. 50 et 22 m.).
« Alors c’est donc l’hypothèse du fonctionnement de printemps –après les pluies de mars) qui serait la vraie. »
On notera l’emploi du conditionnel. Martel n’aime pas avoir tort !

Il termine cependant :
« Je dois donc conclure maintenant :
1° Que si l’on veut être fixé d’une façon certaine, il n’y a plus qu’à faire rechercher, par un scaphandrier, sous les falaises de Port-Miou, les fissures donnant issue à des venues d’eau douce au moins temporaires.
2° Qu’en tous cas, leur permanence est controuvée et qu’il n’y a pas à songer à un captage.
3° Qu’en matière d’eaux souterraines et de cavernes, il faut bien se garder des conclusions prématurées et que les observations isolées sont toujours insuffisantes. »

L’honneur était  sauf !

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